A tous ceux qui ne peuvent pas me voir en peinture.

J'ai un goût très sûr en matière d'art en général et de peinture en particulier. Un bon tableau se doit d'être figuratif, fidèle à son modèle et d'une maîtrise technique sans faille. Tout le reste n'est que barbouillage primitif, provocation barbare ou, au mieux, brouillon inachevé.

© Musée de Philadelphie.
Quand je vois des musées qui osent mêler des toiles de maîtres avec des oeuvres dites d'art contemporain, je m’indigne ! On m'oppose alors mon incompétence ou mon inculture crasse en matière d'art, ce à quoi je réponds qu'au contraire je maîtrise parfaitement le sujet, ayant fréquenté ce milieu de très près. Non pas en tant qu'artiste - Dieu m'en garde ! - mais en tant que modèle, jamais réellement impliqué, je l'admets, mais toujours à mes dépends.

Le premier saltimbanque que j'ai inspiré était un activiste ambitieux qui s'appelait Pablo Picasso, qui devint le chantre d'un courant grossier que vous connaissez. J'ignorais à l'époque tout de l'art moderne, émerveillé que j'étais par les splendeurs du siècle des lumières.

"Hors rococo, point de salut !" comme disait Papa.

Après un dîner chez des amis communs, ce petit Espagnol qui se prétendait peintre me proposa - sans doute séduit par ma personne - de faire gracieusement mon portrait. J'acceptai de bon coeur et, connaissant la situation souvent précaire des artistes, bien décidé à lui glisser un billet. Mal m'en prit : la croûte qu'il exécuta (et c'est bien le mot) était digne du musée... des horreurs ! Une tête de cochon sur un lit de cèleri, des oreilles asymétriques et l'oeil torve, c'est ainsi qu'il me voyait, l'impertinent !

Comme on pardonne toujours aux artistes, je le félicitai malgré tout chaleureusement en lui promettant d'accrocher son oeuvre en bonne place. J'insistai même pour lui rembourser le châssis et les tubes de peinture, mais le légendaire orgueil ibérique prit le dessus : furieux il refusa catégoriquement cette consolation, sans doute suffisamment humilié d'avoir failli m'impressionner.

Il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour me représenter ainsi.
Pendant des années j'ai laissé cette toile accrochée dans mon vestibule, subissant en silence les sarcasmes des visiteurs qui me félicitaient pour mon bon goût. La satisfaction secrète que je ressentais, en restant fidèle à ma promesse, pansaient ces hypocrisies.

Ça n'est qu'après la mort de Pablo que je pus enfin me séparer de cette horreur. Quand un collectionneur américain m'en proposa un jour cinq cents francs, j'ai aussitôt accepté. J'ai longtemps eu le sentiment de l'escroquer, mais j'appris par la suite qu'il avait réussi à le revendre plus cher encore à un musée.

Décidément dans l'art moderne, c'est à filou, filou et demi !

Ce Warhol croyait me faire plaisir...
Ma seconde expérience dans ce marigot survint plus tristement quelques années plus tard, peu après la mort de Marilyn. Un peintre m'appelle pour me dire toute l'admiration qu'il avait pour elle et m'annonce qu'après avoir fait plusieurs fois son portrait il désire une de mes photos pour les reproduire. Je note son nom : Endive Harold, ça ne s'invente pas !

Nous convenons d'un rendez-vous et je vois arriver un albinos myope et peu assuré. Tout d'une endive, en effet ! Il prend rapidement ma photo et quelques jours plus tard je reçois un exemplaire de son travail : neuf portraits et, tenez-vous bien, pas un seul de la bonne couleur !

Le pauvre type était daltonien. Pour un peintre, il se posait là !

Le pire côtoie souvent le meilleur.
Je n'ai pas pu garder cette toile, trop grande et trop vulgaire pour mon salon. Je ne sais plus ce qu'il en advint mais l'artiste n'en prit pas ombrage car il a reproduit ce thème à de nombreux exemplaires dont certains sont même exposés.

Alors quand on me dit que je ne connais rien à l'art du XXè siècle, je m'esclaffe : "Dame ! Figurez-vous que j'en fais partie !"

Tout de même, faut il être décadent pour apprécier tout cela !

Et je m'y connais !

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Né le 29 février 1928, j'ai fêté mon vingt et unième anniversaire.

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